Machiko Satonaka
(scénario & dessin)

Cléopâtre

Manga, histoire / antiquité
Publié en VF le 09 juin 2015 chez Black Box
Publié en VO en 1976 chez Kodansha

L’Égypte du premier siècle avant J.C. est aussi riche culturellement qu’elle ne l’est par sa terre, fertile grâce au Nil. Elle attire ainsi les convoitises de nombreux pays voisins, dont Rome, qui est alors en pleine expansion. Le destin de la grande et ancienne Égypte, et celui de la jeune Rome repose alors sur les épaules de leurs dirigeants respectifs. Cléopâtre, descendante de la dynastie des Ptolémées, qui parle neuf langues et que le monde entier connaît pour sa grande beauté et Jules César, le grand héros qui a mis le monde à ses pieds. C’est dans ce contexte que leurs destins vont se croiser. Voici l’histoire des deux personnages les plus illustres de leur temps dont l’amour a fait trembler le monde.

Les sympathiques éditions Black Box ont eu avec ce titre la bonne idée de remonter aux sources des mangas shojo. Oui, Ozamu Tezuka a tout inventé en manga comme en animation, et donc on peut le créditer de la création du genre shojo avec Princess Knight (une fille travestie en garçon, déjà…). Mais ne nous voilons pas la face, le genre shojo naît vraiment avec l’émancipation féminine des années 1970, et il s’est rapidement développé avec une première vague d’auteures offrant des œuvres d’un niveau d’aboutissement hallucinant pour l’époque : citons la mondialement connue et reconnue Ryokô Ikeda (La Rose de Versailles), Moto Hagio (Poe no Ichinozu), Machiko Satonaka dont on va parler ici, mais peut-être aussi Chieko Hosokawa (Crest of the Royal Family). Leurs styles graphiques sont si proches les uns des autres qu’il est impossible de savoir si elles se sont inspirées les unes des autres ou si elles s’inspirent toutes d’un même style antérieur…

Ce manga indépendant divisé en 3 parties est consacré à la vie de la dernière représentante de la dynastie lagide, et donc de la dernière souveraine d’Égypte :
– dans la 1ère partie, nous suivons la romance entre la néophyte Cléopâtre et l’expérimenté César, séduit autant voire plus encore par sa bonté que par sa beauté, jusqu’aux tristement célèbres Ides de Mars…
– dans la 2e partie, nous suivons la relation entre Cléopâtre en deuil de César et de Marc-Antoine éperdument amoureux d’elle depuis leur première rencontre, jusqu’à la Bataille d’Actium…
– dans la 3e partie, Cléopâtre doit faire face à son destin et doit choisir entre devenir l’impératrice d’Octave ou rejoindre celui qui lui a tout donné aux Champs Élysées…
En gros, la mangaka tord le cou aux clichés de la propagande augustéenne, et c’est tant mieux : la séductrice devient une idéaliste, la manipulatrice égyptienne devient une progressiste cosmopolite en avance sur son temps… (Et on a toujours tord quand on a raison trop tôt !) Mais l’ambitieux et volage César devient un chef d’État consciencieux et un bon père de famille, Marc-Antoine le rude guerrier devient un éphèbe énamouré et le coup de foudre d’Octave pour Cléopâtre est un peu tiré par les cheveux (mais bon, comme le premier empereur a toujours eu des problèmes avec la gent féminine, tout est possible finalement !). Si globalement on suit bien la chronologie des faits , on sacrifice néanmoins l’histoire sur l’autel d’un happy end… (la dernière reine d’Égypte voit son rêve se réaliser post mortem à travers Rei et Eiras qui poursuivent leur amour simplement, en élevant Césarion qui ici échappe à la vindicte du nouveau maître de Rome)

Qui dit manga shojo dit histoires d’amour : on a donc la servante Eiras qui est amoureuse du médecin Rei qui est amoureux de Cléopâtre qui accepte l’amour de César, qui ressemble à son père, puis de Marc-Antoine, qui ressemble à son ami d’enfance, avant de refuser celui d’Octave, jaloux du bonheur obtenu par César et Marc Antoine dans ses bras… le sentimentalisme exacerbé à ce point, ce n’est absolument pas ma tasse de thé. (Désolé d’être un mec avec tous les défauts qui vont avec… ^^) Alors oui j’ai trouvé cela un peu larmoyant et un peu naïf (voire niais par moment), mais ce shojo antique est bien troussé, tant scénaristiquement que graphiquement (même si on peut déplorer quelques résurgence ici un peu désuètes de l’héritage cartoonesque d’Ozamu Tezuka, ou quelques erreurs de symétrie des visages avec des mentons un peu maladroitement pointus), donc je ne vais pas forcément rager ou me moquer.

Vivre, c’est poursuivre ses idéaux. Voilà ce que pensaient les Grecs. Les arts, la science, la médecine, le mathématiques… Quelle que soit la discipline, ils respectaient ce principe.

Qui dit manga shojo dit aussi codes du manga shojo : l’héroïne est belle, altruiste, idéaliste et/ou naïve, et incarne les fantasmes de Mary-Sue de l’auteur et des lectrices (encore qu’ici, ces derniers sont finalement bien battus en brèche), ses prétendant sont tous des Apollons et ses rivales des pimbêches narcissiques, on a droit aux grands discours à cœurs ouverts comme aux grandes déclarations de flammes, on rougit souvent, on pleure souvent et impossible d’échapper à l’inévitable trio amoureux. Et oui Cléopâtre veut le beurre et l’argent du beurre en reprochant à César de ne pas être assez prévenant (donc de l’aimer moins qu’elle ne l’aime), et à Marc Antoine d’être trop prévenant (donc de l’aimer plus qu’elle ne l’aime) : c’est un éternel dilemme féminin que d’hésiter entre le mâle alpha et le chevalier servant…
Mais derrière le glamour et le pathos, il y a pas mal de pistes de réflexion intéressantes, trop peu poussées format du stand-alone oblige (et c’est bien dommage, tout cela aurait largement gagné à être étalé sur plusieurs tomes car il y avait largement de quoi nourrir une belle série à la Cesare !).
Faut-il de grands dirigeants pour défendre les grands idéaux face aux petits dirigeants qui défendent de petits intérêts ? Peut-on parler de progrès ou de prospérité tant que demeurent privilèges et inégalités ? Quelle voie choisir pour unifier le monde et mettre fin aux guerres mortifères et aux rivalités stériles : la démocratie ou le despotisme éclairé ? Les nationalismes doivent-ils se fondre dans le cosmopolitisme pour assurer l’avenir du genre humain ? Peut-on concilier ses désirs de femme et ses devoirs de reine ? (ou ses ambitions d’homme et ses devoirs de chef ?)
Quand Marc-Antoine déclare la guerre à Octave, la femme choisit de soutenir son amant, mais la reine n’aurait-elle pas dû faire un autre choix pour le bien de son pays et de son peuple ? Après les morts tragiques de César et de Marc-Antoine, Cléopâtre se croit maudite et refuse les avances d’Octave. Les rêves de grandeur qu’elle nourrissait pour elle-même, pour ses amants, pour son enfant et pour son pays, ne les ont-ils pas conduits à leur perte ? César et Marc-Antoine n’ont-ils pas convoité la pourpre impériale pour se hisser au niveau des rêves de grandeur de leur royale amante ? Amour, ambition, estime de soi, estime de l’autre : des problèmes de couples ma fois universels mais dont pâtissent ici finalement toutes les nations bordant la Mer Méditerranée… Ce qui amène Cléopâtre à se demander si elle n’aurait pas mieux fait après l’échec de la tentative d’assassinat contre sa personne de vivre une vie anonyme mais simple, plutôt que de réclamer son héritage et de participer aux games of thrones des puissants.
Mieux vaut vivre sa vie que de la rêver car le mieux est toujours l’ennemi du bien (qu’on pourrait presque résumer à un « arrêtez d’attendre le prince charmant ») : n’est-ce pas un beau message pour les lectrices des années 1970 ?

Si années après années le genre shojo voit éclore de nouveaux talents mariant avec succès romance, humour, histoire et fantastique, il est assez triste de voire que les séries shojo mainstream se résument encore trop souvent à des adolescentes gaulées comme des chupa chups et aux yeux de gobi gloussant ou rougissant devant leurs love interests plus clichés les uns que les autres sur fond de trames florales ou étoilées. (Gros Soupirs) C’est d’autant plus navrant que les innovations graphiques de la première génération de mangaka shojo a servi de modèle pour les charadesigners légendaires qui ont su mondialiser l’animation japonaise : Shingo Araki (Goldorak, Saint Seiya et tant d’autres !), Michi Himeno (Lady Oscar, Albator 84 et tant d’autres !), Akio Sugino (Rémi sans Famille, Space Adventure Cobra et tant d’autres !)…
Ce titre m’a donné faim de shojos historiques : vivement qu’un éditeur français traduise Crest of the Royal Family où une équipe archéologique remonte le temps et où une adolescente américaine aux cheveux blonds devient Fille du Nil avant d’hésiter entre un jeune pharaon athlétique et un vaillant prince hittite… ^^

note : 6/10

Alfaric

Parce que notre avis n’est pas le seul qui vaille, quelle note mettriez-vous à cet ouvrage ?

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