Gou Tanabe
(scénario & dessin)
d’après H.P. Lovecraft

Les chefs-d’oeuvre de Lovecraft :

La Couleur tombée du ciel

Manga, horreur / science-fiction
Publié en VF le 05 mars 2020 chez Ki-oon
Publié en VO en 2015 par Enterbrain chez Comic Beam

Un projet de barrage promet d’engloutir toute une vallée reculée de la campagne américaine. Bizarrement, son dernier habitant se réjouit de voir le lieu disparaître sous les flots, en particulier la parcelle de terrain voisine… Les Gardner y ont vécu paisiblement pendant des années, jusqu’à ce que la chute d’une météorite juste devant leur maison fasse basculer leur quotidien. Des scientifiques ont tenté d’étudier ce roc venu de l’espace, sans succès. La matière ne ressemblait à rien de connu et se distinguait par sa couleur inexistante sur Terre… Après cet événement, la faune et la flore ont commencé à s’altérer, les phénomènes étranges se sont multipliés, entraînant la famille Gardner dans une spirale de malheurs…

Gou Tanabe est un mangaka discret spécialisé dans les adaptations de classiques de la littérature fantastique, et il a trouvé un filon inépuisable en s’attaquant à celle du Maître du Providence alias Howards Phillips Lovecraft. Ses personnage peu expressif sont écrasés par une ambiance lourde et pesant savamment distillé, et leurs visages étranges ne peuvent que manifester la peur et l’angoisse. Et le mangaka réussit encore une fois brillamment l’exercice de style avec La Couleur tombée du ciel, primée au Festival d’Angoulême en 2020. Et comme l’adaptation du récit est assez voire très fidèle, je vais cannibaliser ma critique du récit originel…

 

La Petite Maison dans la prairie version horrifique ?
Décidément HPL adore la narration indirecte… Dans cette nouvelle écrite en 1927 nous suivons l’enquête de terrain d’un ingénieur de Boston dans les environs d’Arkham au sujet de l’installation d’un nouveau barrage réservoir. Il est intrigué par les légendes locales au sujet d’un endroit controversé appelé « la lande foudroyée »… Et c’est ainsi qui apprend de la bouche du dénommé Ammi Pierce la triste et terrible histoire de la famille Gardner. (Sauf que Gou Tanabe opte lui pour la narration directe, mais je vais revenir là-dessus un peu plus tard…)
Un jour un météorite s’écrase sur la propriété de Nahum Gardner, et une armée de scientifiques vient échantillonner la Chose pour en découvrir les secrets (et HPL s’éclate à piocher dans Modern Science and Materialism de Hugh Elliott). Alors que les hommes de sciences aboutissent tous à l’Inconnu, Nahum voit la nature se colorer, croître et prospérer avant de changer, évoluer, voire carrément se transfigurer. Puis faune et flore perdent leurs couleurs pour devenir grisaille avant de dépérir et de mourir (ben oui HPL a une légère tendance à spoiler ses propres révélations)… Le pauvre Nahum spectateur impuissant des événements voir ainsi disparaître ses champs et ses troupeaux, avant que les membres de sa famille ne deviennent fous avant de mourir ou de disparaître sans laisser aucune trace. Quand après un silence de deux semaines Ammi Pierce vient aux nouvelles, il découvre un Nahum agonisant et délirant qui lui confie qu’il a compris trop tard être victime d’un vampire stellaire mais aussi où se trouve la tanière de ce dernier… Lui et les autorités passent la ferme au peigne fin, avant d’assister médusés au décollage du vampire stellaire pour l’espace intersidéral d’où il est venu (enfin une partie du vampire stellaire, car quelque chose est restée, et c’est pour cela qu’Ammi Pierce et le narrateur flippent à mort que le cauchemar ne recommence un jour).

Les inspirations du Maître de Providence :
Ici HPL s’inspire de The Book of the Damned de Charles Fort pour aborder le classique du choc des civilisation entre terriens et aliens qui remonte à La Guerre des mondes de d’H.G Wells. On pense tout de suite aux ravages de la radioactivité, et HPL s’est inspiré du scandale des filles du radium pour décrire le calvaire de la famille Nahum (alors que la famille Curie mettait en garde contre les dangers du radium, les crevards yankees faisaient bosser des ouvrières avec jusqu’à ce qu’elle en crève : combien de gens auront-ils été empoisonnés juste pour faire plus d’argent ?).
Mais c’est saisissant de voir que la mort de la ferme Nahum illustre à la perfection la destruction du Dust Bowl la décennie suivante par les apprentis sorciers de Monsanto (qui va récidiver par la suite avec plein de saloperies dangereuses pour tous les êtres vivants avec le DDT, le napalm, l’agent orange et ses nombreux dérivés, avant d’inonder le monde de ses très douteuses semences OGM… quand est-ce que l’hypercapitalisme et l’ultralibéralisme cessera de nous empoisonner ?)

Une chose terrible est tombée avec ce météore, et Dieu seul sait de ce que c’était. Cette couleur tombée des abîmes extra-cosmiques était sans doute un terrifiant messager venu nous informer de l’existence de forces auxquelles nous sommes totalement impuissants.

J’avais écrit concernant la nouvelle d’origine :
« Après la force de la nouvelle est aussi sa faiblesse à savoir sa longueur et son rythme : après toutes les bonnes descriptions des mutations de l’environnement, la partie humaine du récit est précipitée et on aboutit peu ou prou directement ou dénouement (imaginez le même récit avec une narration directe comme dans les thrillers modernes ) ».

 

« Show, don’t tell ! » dit l’adage américain :
L’ingénieur de Boston n’est qu’un passeur de témoin, et finalement tout est vu à travers les yeux d’Ami Pierce et de Nahum Gardner qui assistent à toutes les étapes successives de l’influence néfaste et pernicieuse du vampire stellaire (sous que seul l’un d’entre eux vit à cause de la créature et est lui aussi soumis à son influence). Mis en scène sous nos yeux cela a vachement plus d’impact que les sempiternels « indicible » et innommable » : on voit bien chaque élément de la flore et de la faune croître et se multiplier, puis muter bizarrement puis horriblement, avant de dépérir et de pourrir… Dans la nouvelles originelle, la phase humaine était traitée au pas de course alors que Gou Tanabe prend plus de temps pour développer l’affaiblissement physique et psychique des membres de la famille Gardner qui finissent par sombrer un à un dans la folie parce leur instinct de survie se rebelle contre leur morte programmée (car le vampire stellaire vident petit à petit leur santé physique et psychique avant de sonner l’hallali quand il a fini de se gaver).

 

Encore une fois, la peur de soi, la peur de l’autre, la peur de l’inconnu :
On s’attarde donc sur la déchéance, avec la folie, l’affaiblissement puis le pourrissement (des phobies de l’auteur américain dont le père est mort de la syphilis et qui est mort du cancer), c’est assez pour ne pas dire très glauque avant le cataclysme qui clôt le récit (pourtant je reste persuadé qu’on aurait pu aller encore plus loin dans cette voix). Encore une fois force est de constater que l’homme persuadé d’avoir été créé par Dieu et placé au centre de l’univers par lui pour le gouverner n’est finalement pas grand-chose par rapport à ce qui hante les profondeurs insondables de l’espace et du temps… Mais le mangaka n’oublie pas de mettre un taquet à ses vieux amis, car les classes aisées citadines se moquent des classes modestes avant de se rendre compte que leurs préjugés de classe non seulement les a fait passer à côté de la plus grande découverte de l’humanité mais a aussi provoqué la mort horrible de toute une famille (gageons qu’un DRH de chez General Electrics, de chez Auchan ou de chez Danone en aurait rien eu à secouer dans les deux cas s’il n’y avait pas eu de pognon à se faire). Rien à faire, vu les récentes déclaration de plusieurs mangakas je n’arrivent pas à m’enlever de la tête que Gou Tanabe a essayé de faire des allusions à la catastrophe de Fukushima…

 

Je sais que je radote, mais je rappelle que le récit a beaucoup inspiré : Brian Aldiss avec The Saliva Tree, Jeff VanderMeer avec Annihilation, Stephen King avec Les Tommyknockers (qui une fois encore trahit son modèle en faisant des aliens anthropomorphiques alors que HPL avait tout fait pour ne pas tomber dans cette facilité, mais la parenté est encore plus patente avec l’adaptation de Gou Tanabe) et bien sûr Michael Shea qui a rédigé une suite intitulé The Colour Out of Time, mais aussi les films Die, Monster, Die ! (Daniel Haller, 1965), The Curse (David Keith, 1987) et Colour From the Dark (Ivan Zuccon, 2008)…

PS: prochaine étape pour le duo HPL / Gou Tanabe ? L’Appel de Cthulhu !

note : 9/10

Alfaric

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