H.P. Lovecraft

La Couleur tombée du ciel (recueil)

Nouvelles, fantastique / science-fiction
Publié en VF en 1954 chez Présence du Futur
Publié en VO dans Amazing Stories entre 1927 et 1931

L’humanité est en proie aux agressions répétées d’êtres surnaturels et mauvais qui ont été les maîtres de la Terre bien avant notre ère… Après un prélude d’horreur, voici que surgissent les démons de la Terre, puis ceux de la mer et de l’air, qui vont faire notre malheur.

 

Ce n’est pas une défaillance de votre téléviseur, n’essayez donc pas de régler l’image. Nous maîtrisons à présent toute retransmission, nous contrôlons les horizontales, et les verticales, Nous pouvons vous noyer sous un milliers de chaînes ou dilater une simple image jusqu’à lui donner la clarté du cristal, et même au-delà… Nous pouvons modeler votre vision, et lui fournir tout ce que votre imagination peut concevoir. Pendant l’heure qui vient, nous contrôlons tout ce que vous aller voir et entendre. Nos partagerons les angoisses et les mystères qui gisent dans les plus profonds abysses…

 

La Couleur tombée du ciel (1927) :

Décidément HPL adore la narration indirecte… Dans cette nouvelle nous suivons l’enquête de terrain d’un ingénieur de Boston dans environs d’Arkham au sujet de l’installation d’un nouveau barrage réservoir. Il est intrigué par les légendes locales au sujet d’un endroit controversé appelé « la lande foudroyée »… Et c’est ainsi qui apprend de la bouche du dénommé Ammi Pierce la triste et terrible histoire de la famille Gardner.

Un jour un météorite s’écrase sur la propriété de Nahum Gardner, et une armée de scientifiques vient échantillonner la Chose pour en découvrir les secrets (et HPL s’éclate à piocher dans Modern Science and Materialism de Hugh Elliott). Alors que les hommes de sciences aboutissent tous à l’Inconnu, Nahum voit la nature se colorer, croître et prospérer avant de changer, évoluer, voire carrément se transfigurer. Puis faune et flore perdent leurs couleurs pour devenir grisaille avant de dépérir et de mourir (ben oui HPL a une légère tendance à spoiler ses propres révélations)… Le pauvre Nahum spectateur impuissant des événements voir ainsi disparaître ses champs et ses troupeaux, avant que les membres de sa famille ne deviennent fous ou ne disparaissent. Quand après un silence de deux semaines Ammi Pierce vient aux nouvelles, il découvre un Nahum agonisant qui lui confie qu’il a compris trop tard être victime d’un vampire stellaire mais aussi où se trouve la tanière de ce dernier… Lui et les autorités passent la ferme au peigne fin, avant d’assister médusés au décollage du vampire stellaire pour l’espace intersidéral d’où il est venu (enfin une partie du vampire stellaire, car quelque chose est resté, et c’est pour cela qu’Ammi Pierce et le narrateur flippent à mort que le cauchemar ne recommence un jour).

Relecture aussi efficace que la lecture. Ici HPL s’inspire de The Book of the Damned de Charles Fort pour aborder le classique du choc des civilisation entre terriens et aliens qui remonte à La Guerre des mondes d’H.G Wells. Après la force de la nouvelle est aussi sa faiblesse à savoir sa longueur et son rythme : après toutes les bonnes descriptions des mutations de l’environnement, la partie humaine du récit est précipitée et on aboutit directement ou dénouement (imaginez le même récit avec une narration directe comme dans les thrillers).
On pense tout de suite aux ravages de la radioactivité, et HPL s’est directement inspiré du scandale des filles du radium pour décrire le calvaire de la famille Nahum (alors que Pierre et Marie Curie avertissait leurs contemporains des dangers du radium, les crevards yankees faisaient bosser des ouvrières avec jusqu’à ce qu’elle en crève : combien de millions de gens auront-ils été empoisonnés par l’hypercapitalisme juste pour se faire plus de pognon?).
Mais c’est saisissant de voir que la mort de leur ferme Nahum illustre à la perfection la destruction du Dust Bowl la décennie suivante par les apprentis sorciers de Monsanto… (qui va récidiver avec le DDT, le napalm, l’agent orange et ses nombreux dérivés, avant d’inonder le monde de ses très douteuses semences OGM… quand est-ce que l’hypercapitalisme cessera de nous empoisonner ?)

Le récit a beaucoup inspiré : Brian Aldiss avec The Saliva Tree, Jeff VanderMeer avec Annihilation, Stephen King avec Les Tommyknockers (qui une fois encore trahit son modèle en faisant des aliens anthropomorphiques alors que HPL avait tout fait pour ne pas tomber dans cette facilité) et bien sûr Michael Shea qui a rédigé une suite intitulé The Colour Out of Time, mais aussi les films Die, Monster, Die ! (Daniel Haller, 1965), The Curse (David Keith, 1987) et Colour From the Dark (Ivan Zuccon, 2008)…

 

L’Abomination de Dunwich (1928) :

A première lecture c’est l’une des nouvelles lovecraftienne qui m’avait le plus marqué, et à relecture force est de constater que ce n’est plus le cas. La faute sans doute à une narration indirecte où le narrateur omniscient nous met à l’écart avant de tout spoiler (ben oui, le vieux Whateley qui parle de ses petits-fils à qui veut bien l’entendre mure son étable, et en abat les cloison intérieures avant d’acheter à la chaîne des têtes de bétail que personne ne revoit jamais : d’après mes souvenirs Joseph Michael Straczynski avait écrit quelque chose d’assez similaire pour la série animée Ghostbusters)…

Dans la ruralité profonde de Nouvelle Angleterre, où dans chaque patelin les familles se divisent en branches saines et en branches dégénérées à cause de la consanguinité, on suit le destin de la famille Whateley dont tout le monde considère le patriarche (à juste titre) comme un sorcier inféodé aux forces cachées derrière les ruines cyclopéennes d’origines amérindiennes ou indo-européennes qui hantent la communauté de Dunwich. Et les choses s’accélèrent quand sa fille albinos accouche d’un père inconnu le 2 février 1913 à 5 heures du matin d’un garçon aux traits étranges et à la croissance inhumaine. Le garçon anormalement précoce suit le chemin tracé par son grand-père et cherche à percer les secrets du tristement célèbre Necronomicon (pour évidemment précipiter la fin du monde dans l’espoir de tirer les marrons du feu quand les astres seront propices), et les nuages d’engoulevents semblent observer et juger chaque acte de la famille…

Quand l’héritier de la funeste dynastie Whateley meurt dans une tentative désespérée de mettre la main des connaissances interdites, un monstre invisible répand le chaos et la désolation parmi les habitants de Dunwich et un trio d’érudits formé par Henry Armitage, Francis Morgan et Warren Rice collabore avec les habitants menés par Earl Sawyer pour évacuer la population et empêcher l’abomination de rejoindre les ruines cyclopéennes d’origines amérindiennes ou indo-européennes… Car Yog-Sothoth est à la fois la Clé et la Porte ! (remember le Maître des Clés et le Cerbère de la Porte dans le film  Ghostbusters)

HPL signe un récit désormais classique mais néanmoins efficace inspiré par The Great God Pan et The Novel of the Black Seal d’Arthur Machen, et évidemment celui-ci a eu une longue postérité (les jumeaux inhumains faisant par exemple une apparition marquée et marquante dans Au-delà de la Rivière Noire de R.E. Howard).

Où finit la folie ? Ou commence la réalité ?

Le Cauchemar d’Innsmouth (1931) :

Robert Olmstead est un étudiant qui souhaite réunir observation de terrain et frisson de l’aventure, et c’est ainsi qu’il est magnétiquement attiré par la localité d’Innsmouth de sinistre réputation… Dans son mini road-trip, il interroge employé de chemin de fer, conservatrice de musée, magasinier de petit commerce et quand il écoute le récit de Zadok Allen, clochard nonagénaire toujours en manque d’alcool, les pièces du puzzle semble se mettre en place si tant est que tout cela soit vrai : dans une ambiance plus lourde que jamais dans laquelle la Innsmouth est un personnage à part entière pour ne pas dire une créature qui veut l’engloutir, il apprend d’où viennent les bancs de poissons qui permettent à la ville de survivre malgré la crise, d’où vient l’or qui alimente la fonderie qui permet à la famille Marsh de régner sur elle, d’où vient la tiare que son chef tient absolument à récupérer, et que si la population a naguère été décimée ce n’est pas par une épidémie (OMG un préquel de la nouvelle dans laquelle on nous raconterait la guérilla urbaine entre cultistes et loyalistes et le massacre perpétré par l’invasion des Profonds, cela serait génialissime ! Il va falloir que j’aille fouiller du côté de Robert Price, Stephen Jones, Neil Gaiman, Ramsey Campbell, David Sutton et Kim Newman qui ont poursuivi d’une manière ou d’une autre le cauchemar d’Innsmouth)…

Désormais Robert Olmstead en sait beaucoup trop pour son propre bien, et c’est tout naturellement qu’on lui refuse de quitter la ville à la tombée du jour pour mieux s’en débarrasser la nuit. Nous entrons dans le survival et je confesse que la phase indoor est bien plus flippante que la phase outdoor (mais c’est peut-être un héritage de mes parties d’Alone in the Dark et de Resident Evil)… Et il y a la chute du récit qui n’était sans doute pas nécessaire pour que celui-ci soit réussi mais qui a néanmoins assuré sa célébrité : en reconstituant l’arbre généalogique plein de dégénérescences biologiques du sorcier maudit Obed Marsh, le narrateur continue son chemin du Côté Obscur en apprenant qu’on peut échapper à tout sauf à soi-même !
La nouvelle illustre à la perfection les phobies de l’auteur puisqu’il insère ses tragédies familiales pleines d’internement à l’asile aux héritages de R.L. Stevenson, H.G. Wells et Lord Dunsany, et qu’au final il met en avant ces maux personnels et primordiaux que sont la peur des autres et la peur de soi… D’où les interprétations complètement racistes qu’on peut faire de l’œuvre, qui ne doivent pas êtres très éloignées de ses pensées parfois nauséabondes… Chinois, Canaques et Polynésiens ne sont pas considérés comme de véritables êtres humains, et ça ce n’est que la face émergée de l’iceberg du racialisme et du suprématisme bien-pensant : grosso modo nous avons un bobo WASP qui se rend dans un ville portuaire pour découvrir avec horreur que sa population s’est mélangée avec des êtres qui ne sont pas considérés comme humains pour donner naissance à des hybrides jugés repoussants, mais comme tout ressortissant d’une nation fondée sur l’immigration lui aussi est peu ou prou semblable aux métisses / hybrides qu’il abhorre… Ah ça on sent bien les tourments des mouvements d’extrême-droite américains confrontés à leurs propres contradictions ! (ce qui invalide de A à Z les private jokes intellos de Norman Spinrad dans Rêve de fer, mais ceci est une autre histoire)

Évidement le récit a inspiré films, comics et jeux vidéos et je mentionnerai Dagon du vétéran Stuart Gordon qui déplace l’action de la Nouvelle-Angleterre étatsunienne en Galice espagnole pour une œuvre gore certes mais qui se termine par un épilogue à la fois terrifiant et fascinant plus démons et merveilles que jamais, ainsi que le survival vidéoludique Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth qui vous permettra d’incarner le fuyard d’Innsmouth pourchassé par toute sa population humaine ou inhumaine…

 

Celui qui chuchotait dans les ténèbres (1930) :

HPL est décidément à lui tout seul un pont entre la SF et l’Horreur, qui ici prend la forme d’un récit épistolaire écrit en 1930… En effet les folkloriste Albert Wilmarth universitaire du Massachusetts n’est pas d’accord avec Henry Akeley l’érudit du Vermont à propos d’étranges cadavres emportés par de violentes inondations :
– pour l’universitaire urbain, il s’agit de résurgence de superstitions païenne d’origine amérindiennes ou européennes, les légendes rurales anciennes se transformant en légendes urbaines modernes…
– pour l’érudit campagnard, il s’agit d’une preuve de l’existence d’une colonie extraterrestre dans la chaîne montagneuse des Appalaches !

Albert Wilmarth se demande si son correspondant n’est pas fou à lier, mais celui-ci est calme et posé, courtois et cultivé, et c’est le plus sérieusement du monde qu’il étaye sa théorie avec une argumentation issu d’un travail de moine cistercien. Quand arrive par la poste photographies, enregistrements sonores et mystérieux artefact d’origine non humaine celui-ci se met carrément à douter… L’un et l’autre en savent déjà trop, et les aliens qui ne veulent pas que leur existence soient révélée passent à l’action : lettres et colis semblent mystérieusement interceptés, et Henry Akeley se met à relater comment sa résidence isolée se retrouve en état de siège… Le jour il se repose, se ravitaille et se prépare, et la nuit il combat pied à pied avec les créatures d’outre-monde et leurs agents humains : entre lui et un funeste destin ne se dresse que son chenil de chiens de garde constamment renouvelé à la plus grande consternations des habitants qui se demandent pourquoi chaque soir on les entends hurler à la mort entre deux coups de fusils… Puis silence radio… Albert Wilmarth se demande si son correspondant n’est pas mort quand il reçoit une ultime lettre…

ATTENTION SPOILERS Tout va bien, ces semaines d’affrontement n’étaient qu’un malheureux malentendu. Les aliens existent bel et bien, et en plus ils s’avèrent très amicaux et avide de collaborer avec leurs nouveaux voisins humains. D’ailleurs ils se proposent de partager toutes leurs connaissances avec Henry et Albert, à condition qu’Albert vienne en personne avec toutes les lettres et tous les objets qu’Henry lui a précédemment envoyé… Comment dire ? Fuis pauvre fou, tu vois bien que c’est un piège !!! On peut d’ailleurs se demander à partir de quel moment celui-ci est tendu, puisqu’après tout Albert n’a que les lettres d’Henry pour reconstituer le fil des événements et que celui-ci a pu être remplacé à tout moment de leur correspondance… Le narrateur raconte donc au passé, du coup on sait qu’il a survécu avec à sa rencontre avec un Henry Akeley cloîtré dans son bureau, plongé dans le noir, coincé dans son fauteuil et parlant d’une étrange voie monocorde. Nous sommes dans un relecture Dark SF du Petit Chaperon Rouge et on se demande quand le grand méchant loup déguisé en grand-mère va dévorer le narrateur… Car une fois de plus HPL spoile tout à l’avance avec ses explication sur la science chirurgicale alien qui permet le transfert de cerveau, un trope devenu au fil du temps un cliché SF, du coup on n’est pas surpris que le narrateur découvre qu’il ne reste de son ami que le visage et les mains utilisées comme déguisement par son interlocuteur non humain… FIN SPOILERS

Les scientifiques découvrent Pluton, et le narrateur sait que la guerre avec les habitants de l’astre infernal a déjà commencé : il sait car il a vu ! Le récit a très bien vieilli, et il aurait pu parfaitement constituer un bon pitch pour les séries télévisées Au-delà du réel, La Quatrième Dimension, Les Envahisseurs ou X-Files (d’ailleurs je crois que cela a été fait par chacune d’entre elle : il n’y a pas de mal à se faire du bien hein), et il est charnière dans le mesure où il pioche chez Arthur Marhen, Robert W. Chambers, et Lord Dunsany, et qu’il a inspiré Fritz Leiber, Brian Lumley et Caitlín R. Kiernan qui l’ont intégré dans leur propre mythologie. Albert Wilmarth aurait ainsi crée une fondation destiné à protéger humiliation des Grands Anciens et leurs séides humains et non-humains : nous basculons dans le monde des chasseurs d’horreurs, dignes héritiers du vénérable professeur Van Helsing !

 

Lu dans le numéro 4 de l’excellente mais défunte collection Présence du Futur, euthanasiée voire assassinée par Serge Brussolo et Gilles Dumay, avec la couverture de l’indescriptible Serge Bihannic, la traduction vintage de Jacques Pépy et une préface courte mais intense de Jacques Bergier.

note : 8,5/10

Alfaric

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