Joe Abercrombie

L’Âge de la Folie, tome 1 :

Un Soupçon de Haine

Roman, fantasy / steampunk 
Publié en VF le 25 novembre 2020 chez Bragelonne
Publié en VO en septembre 2019 chez Gollancz (« The Age of Madness #1: A Little Hatred »)

Dans le ciel d’Adua, les cheminées industrielles crachent leur fumée et le monde nouveau regorge de possibilités. Mais les temps anciens ont la peau dure. À la frontière du Pays des Angles, dans un bain de sang, Leo dan Brock cherche à se couvrir de gloire… et à écraser les hordes de maraudeurs. Pour vaincre, il a besoin du soutien de la couronne. Hélas, le prince Orso ne vit que pour trahir… Femme d’affaire et fille de l’homme de le plus redouté de l’Unio, Savine dan Glokta entend bien gravir l’échelle sociale par tous les moyens. Mais chez les miséreux couve une fureur qu’aucun privilège ne saurait contrôler. La jeune Rikke lutte pour maîtriser la vue longue. Voir l’avenir est une chose, mais lorsque le Premier des Mages le tient entre ses mains, le changer en est une autre. Si l’ère des machines s’ouvre, celle de la magie refuse de mourir…

Dans le cycle de La Première Loi, Joe Abercrombie passait à la moulinette grimdark les archétypes de la fantasy pour qu’au final les bad guys se lolent sur la tombe des good guys. Plus les choses changent et plus elles restent les mêmes, avec des personnages effectuant un long chemin avant de retourner à la case départ, et avec une parodie de Gandalf / Merlin plus proche de J.P. Morgan que de Winston Churchill. Mais dans ses romans suivants, l’auteur développait sa fantasy spaghetti avec un autre esprit et j’avais écrit qu’il ne manquait plus qu’un remake d’Il était une fois la révolution pour parfaire sa démonstration. Avec ce tome 1 d’un nouveau cycle intitulé L’Âge de la Folie, il est trop tôt pour dire qu’on va assister à la pendaison du dernier banquier avec les tripes du dernier politicien. Mais on assiste clairement à la répétition du Grand Soir ici appelé « Grand Changement »…

Le cycle de L’Âge de la Folie peuvent difficilement avoir tout son intérêt et prendre toute sa saveur sans avoir connaissance du cycle de La Première Loi et des romans et des nouvelles ayant pour cadre l’univers du Cercle du Monde. Pour résumer, 30 années se sont écoulées depuis la Bataille d’Adua et le grand triomphe des « leaders du monde libre ». Et les élites autoproclamées de la ploutocratie mondialisée ne cessent de déclarer que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes puisque les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres (Don Salluste copyright). Mais au fil des pages, il n’y a pas trop à se forcer pour comprendre que le Nouvel Ordre Mondial est non seulement une grosse fumisterie, mais également une grande illusion…

En effet en 2021, au bout de 20 ans de répression occidentale les Talibans reprennent le pouvoir en Afghanistan, et au bout de 20 ans de présence américaine l’Irak est devenu un satellite de la République Islamique d’Iran après avoir failli être dévorée par DAESH. C’est donc tout naturellement que Joe Abercrombie fait un parallèle magistral entre les intrigues et les complots de l’Union qui ne mènent à rien à part le chaos et le triomphe des forces obscures de la crevardise, et les intrigues et les complots des USA qui ne mènent à rien à part le chaos et le triomphe des forces obscures de la crevardise. Pour ne rien gâcher toutes ces conneries qui coûtent des milliers et des milliers de vies sont réalisées pour pour faire triompher les valeurs prétenduement universalistes de l’Argent-Roi. Donc contrairement à ce que disent tous les merdias prestitués, les voix de leurs maîtres milliardaires, plus que jamais le « progrès » et les « réformes » aboutissent à un retour en arrière pour les peuples. L’Ancien Régime est mort en 1789, n’en déplaise aux Anglo-saxons donc il va bien falloir que les élites autoproclamées de la ploutocratie mondialisées fasse définitivement le deuil des privilèges et du petit monde de l’entre-soi…

– Au Nord le premier des mages avaient mis au pouvoir Bethod pour avoir la paix, pour ne récolter au finale qu’une guerre de plus. Et et c’était bis repetita avec Dow le Sombre dans Les Héros. Et après une guerre froide avec Scale et Calder, c’est maintenant Stour Ténèbres qui taille des croupières à l’Union… Visiblement les mages sont aussi efficaces que les barbouzes de la CIA : des assassinats et des coups d’État en veux-tu en voilà, mais cela ne marche pas, et à chaque intervention on recule pour mieux sauter, pour qu’au final les choses ne fassent qu’empirer…

– Au Sud le prophète Khalul, grand rival de Bayaz donc grand ennemi de l’Union qu’on va surnommer « Oussama ben Laden », est présumé disparu. Le grand calife a été assassiné, et ses cinq héritiers se partagent le pouvoir dans une guerre civile sans merci. Les réfugiés méridionaux affluent dans l’Union (refrain bien connu), mais du chaos ne peut-il pas surgir un adversaire encore plus dangereux que le précédent (refrain bien connu aussi), puisque qu’on nous précise bien que lesdits réfugiés fuient moins les combats que la répression des Dévoreurs ?

– A l’Est nous avions dans Servir Froid la parade de l’Union qui devait déboucher sur une annexion ou à défaut une unification. Tout était tombé à l’eau à cause de la vendetta de Monza Murcatto, et le Serpent de Talins est devenue le cauchemar de l’Union avec trois guerres devenues autant de bourbiers puis de fiascos militaires (ça ressemble aux Guerres d’Italie, mais entre Vietnam et Afghanistan on comprend bien que le parapluie américain ne vaut plus rien et les dirigeants européens réfugiés en-dessous commencent à se faire dessus)…

– A l’Ouest nous avions dans Pays Rouge l’Inquisition de l’Union pourchassant au-delà de la frontière les dernières figures de la rébellion… Au lieu d’en finir avec elles, elle leur donnait un second souffle, et dans ce nouveau cycle on nous explique que le Starikland d’où ils avaient été précédemment chassés après une purge sans précédent est de nouveau en état d’insurrection pour ne pas dire de sécession…

– Ajoutons pour faire bonne mesure qu’après avoir passé des siècles à semer la pagaille dans le Vieil Empire pour qu’il ne renaisse jamais de ses cendres (encore une fois à grands renforts de « diviser pour régner »), le premier des mages est une fois de plus obligé d’intervenir en personne pour empêcher ses collègues d’en réaliser la réunification… Plus les choses changent et plus elles restent les mêmes pour les crevards aussi !

Savoir n’est pas toujours une bénédiction, vois-tu ? Parfois, on est bien plus douillettement niché dans les ténèbres réconfortantes de l’ignorance.

A l’image du premier tome de son premier cycle, nous sommes dans un pur tome d’introduction. Mais l’auteur a bien avancé dans sa voie, donc c’est mieux équilibré et mieux rythmé qu’auparavant. Grosso modo, parmi tous les points de vue on a trois fils directeurs qui finissent par se rejoindre à la fin avant que toutes les cartes ne soient redistribuées…

Entre les « Îles Britanniques » et la « Scandinavie » on a une nouvelle invasion des Vikings du Nord. On a Rikke la fille unique de Renifleur à qui l’expérimentée et pragmatique Isern-i-Phail essaye de mettre du plomb dans la tête pour maîtriser son don de voyance, les deux compères se retrouvant dès le départ en cavale (sur le même modèle que les détournements de Fafhrd et du Souricier Gris dans Double Tranchant). On a Leo dan Brock fils d’un loyaliste (voir Les Héros) et petit-fils d’un rebelle (voir La Première Loi) qui rêve d’être un nouvel Alexandre le Grand. Mais entre sa mère, qui a passé un marché avec le diable et pour laquelle il n’est pas loin d’éprouver un complexe d’Œdipe, et son entourage de bellâtres gay friendly, la route est forcément parsemée d’embûches… De l’autre côté de la ligne de front on a le point de vue de Jonas Quatre-Feuilles, qui nous montre un Stour Ténèbres dieu de l’épée qui se comporte comme un caïd de cour de récré. Le vétéran a tout gagné avant de tout perdre, donc il a beaucoup à apprendre à son élève récalcitrant… Dois-je expliquer que chez Joe Abercrombie, le destin s’incarne dans la Loi de Murphy ?

A la capitale on suit durant 200 pages toutes les turpitudes de la prétendue « haute » et « bonne » société, qui comme tout le sait depuis bien longtemps n’a rien de « haut » et rien de « bon »… C’est clairement du Charles Dickens revu et corrigé après des décennies de reagano-thatchéro-macronisme (genre Steve Jobs demandant au gouvernement taïwanais d’abaisser l’âge légal au travail pour augmenter sa marge bénéficiaire). On oppose la violence ordinaire des riches à la violence extraordinaire des pauvres dans un chapitre terrible concentrant tout ce qu’il peut y avoir de pire dans l’humanité. Pour les riches la violence ordinaire froide et calculée est justifiée par le fait qu’elle empêche la violence extraordinaire aussi brûlante qu’impulsive de s’exprimer. A aucun moment ils ne comprennent que c’est leurs comportements qui nourrit et provoque la colère et la haine des petites gens…
Savine dan Glokta est « la vipère des affaires ». Car comme elle ne pense qu’au fric, encore au fric, et toujours au fric, elle est au sommet d’une société qui ne pense qu’au fric, encore au fric, et toujours au fric. Pourtant elle est née avec une cuillère en argent dans la bouche et n’a même pas le temps de dépenser tout le fric dont elle a hérité à la naissance. Mais à l’image des autres gens de son espèce, il lui en faut plus, encore plus, et toujours plus. Parce dans son monde de merde, l’argent est la mesure de toute chose, donc de prouver sa supériorité aux autres. Le capitalisme induit fatalement le suprématisme, quoi qu’en dise les économistes ultralibéraux auxquels les journalopes des merdias prestitués tendent tout le temps le micro… Donc elle trompe son ennui en jouant à des jeux d’argent avec des dés pipés : fille unique de l’ombre derrière le trône, elle peut menacer, faire chanter, extorquer, exploiter voire supprimer qui elle veut, quand elle veut, et comme elle veut. C’est ce qu’on appelle « la loi du marché », qu’on appelle aussi « la loi de la jungle » / « loi du plus fort » (ou aussi « le renard libre dans le poulailler libre »), une honte pour toute civilisation digne de nom, qui a permis à des gens comme Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg et tutti quanti d’assouvir leurs caprices d’enfants pourris gâtés au nez et à la barbe des peuples du monde entier… Confrontée de plein fouet à la « lutte des classes » en inspectant une usine beaucoup bénéficiaire pour être honnête (je vous laisse le déplaisir de la découverte tant j’ai été sur le point de vomir, en sachant que toutes les dégueulasseries dénoncées ont existé et existent encore IRL), elle connaît l’enfer et elle jure de changer à tout jamais. Mais au premier signe d’accalmie, elle retourne sa veste et continue de plus belle la pantomime du capitalisme libéral : « greed is good »…
Son love interest, le Prince Héritier Orso, est un petit con de 27 ans qui passe son temps à sniffer de la coke et baiser des péripatéticiennes. Son entourage est un ramassis de Pieds-Nickelés connus ou inconnus des amateurs de l’auteur, et il est persuadé d’être suprêmement intelligent parce qu’il a un don pour agacer les gens (tantôt en les décevant, tantôt en les provoquant). Donc il est persuadé d’être unique et précieux, alors qu’il pense et agit comme tous les adolescents du monde englués dans l’âge con (sauf que le personnage est censé avoir dépassé ce stade depuis quelques temps déjà). Il finit par prendre son courage à deux mains pour enfin faire quelque chose de bien dans sa vie plus superficielle tu meurs, mais le système conspire à faire de lui un monstre parmi les monstres juste parce que la grande société préfèrent la fin du monde à la fin du capitalisme. Il semble donc abandonner au premier obstacle, mais la main du destin s’incarne dans la Loi de Murphy et Joe Abercrombie prend un malin plaisir à l’obliger à prendre des décisions cruciales…

Les games of thrones plus aristocratiques tu meurs, ce n’est pas le genre de l’auteur. Donc dans un foreshadowing de luxe qui aurait pu se tailler la part du lion avons deux guest stars qui semblent prédestinés à faire pencher la balance !
Vick, rescapée des camps de concentration de l’Union, c’est Mata Hari au pays de Friedrich Hayek et de Milton Friedman (des gens qui se sont toujours battus pour que les riches deviennent de plus en plus riches, donc acclamés par les élites autoproclamées). Taureau, rescapé des guerres d’annexion de l’Union, c’est John Rambo au pays de Karl Marx et de Friedrich Engels (des gens qui se sont toujours battus pour que les pauvres soient de moins en moins pauvres, donc vilipendés par les élites autoproclamées). Deux personnages qui semblent tout droit sortir d’une aventure de David Gemmell, et on retrouve ces archétypes chez ses héritiers. Après tout ce qu’il ont vécu ils ne croient plus en rien, mais l’un comme l’autre glissent lentement mais sûrement vers la lutte des classes… La révolution ratée de Valbeck, où les radicaux ont mis les réformistes dans la merde avant de prendre la poudre d’escampette, et où l’Union qui avait un chance inouïe de redorer son blason a choisi de le traîner dans la boue parce qu’on ne change pas une équipe de merde qui gagne grâce à la corruption du système, aurait pu être l’ultime glas de leurs illusions… Oui mais non, ils continuent d’être en chute libre vers ce que l’auteur va sans doute façonner en apothéose, et l’un d’entre eux pourrait bien comme Juan Miranda être le héros de Mesa Verde (les vrais savent) !

A la fin du tome les menaces semblent être éliminées, mais Rikke a la vision de la mort d’un roi. Et on a deux morts pour le prix d’une. C’est donc du GRR Martin pur jus. Comme le disait Gandalf, les pions sont en place sur l’échiquier. Donc c’est To Be Continued, Oh Yeah !
Dès la première page on a une prophétie disant que le soleil est mangé par un loup, que loup est mangé par un lion, que le lion est mangé par un agneau, et que l’agneau est mangé par un hibou. Les lecteurs attentifs et les lectrices attentives auront identifié tout le monde sauf le hibou. J’ai envie de dire qu’il en reste plus qu’à savoir si ce dernier sera le sauveur ou le fossoyeur des forces obscures de la crevardise. Parce que ce n’est pas comme si l’auteur filait constamment la métaphore des banquiers qui ressemblent à des sorciers et des sorciers qui ressemblent à des banquiers dans la plus grande tradition moorcockienne… No Pasaran ?

note : 7,5/10

Alfaric

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